L'ancien président tunisien, Moncef Marzouki, dessine des lignes de fracture d'appartenance politique et culturelle des pays du Maghreb, comme elles se reflètent dans la question identitaire tunisienne. Les flux migratoires vers l’Europe et les politiques anti-migratoires européennes prennent en étau la Tunisie et le Maghreb, posant avec encore plus d’acuité la question de leur africanité.
Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïd, pourtant élu démocratiquement à la présidence de la Tunisie en 2019, s’est emparé de tous les pouvoirs, a dissous le parlement et aboli la seule constitution démocratique que la Tunisie ait jamais eue.
Le 21 février 2023, il a déclaré publiquement, à propos de la présence d’immigrés africains en transit cherchant à rejoindre l’Europe, que la Tunisie était assaillie par des « hordes de migrants clandestins », sources de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ».
Il a affirmé qu’il fallait « mettre rapidement fin » à leur présence en Tunisie car cette immigration clandestine relevait d’une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ».
Ce discours a eu des retombées catastrophiques. Sur le plan humain, une véritable chasse à l’homme noir se déclencha. Des étudiants en situation régulière furent molestés dans les rues et beaucoup demandèrent à leur consulat de les rapatrier dans leur pays. Des familles entières furent chassées de leur domicile. Le contrôle au faciès devint la règle, dont même des Tunisiens noirs furent victimes. Pire, des migrants furent raccompagnés à la frontière libyenne et abandonnés en plein désert, sans eau ni nourriture.
Sur le plan politique, ce scandale dégrada encore plus l’image d’un pays qui, en 2011, faisait la fierté des Arabes et des Africains pour sa révolution démocratique et pacifique, marquant les prémices de ce qu’on a appelé le « Printemps arabe ».
En réalité cet épisode sombre et honteux de l’histoire moderne de la Tunisie n’a fait que dévoiler la profondeur de trois grands problèmes, qui ne sont pas propres à la Tunisie, mais communs à tout le Maghreb : la question identitaire, la question de l’intégration régionale et la question géostratégique.
Le discours du président putschiste revenait sur une question lancinante, toujours en suspens, à savoir : qui sommes-nous, nous les Tunisiens, et de façon générale les Maghrébins ?
Deux réponses à cette question existent en Tunisie, comme dans tout le reste du Maghreb, et sont relativement liées à la classe sociale. Pour une partie conservatrice, au statut économique modeste, notre identité est sans le moindre doute arabo-musulmane. « Maghreb » en arabe signifie Occident, ce qui veut dire que nous sommes l’aile occidentale du monde arabo-musulman. Pour la bourgeoisie occidentalisée et très largement laïque, nous sommes surtout des Méditerranéens, c'est-à-dire des Sud-Occidentaux, l’Occident étant ici l’Europe.
De plus en plus de voix, surtout en Algérie, au Maroc et en Libye s’élèvent pour revendiquer une identité berbère ou amazigh.
Par contre, nulle voix ne réclame une identité africaine, alors qu’une partie de la population, notamment dans le Sud de tous les pays maghrébins, est d’origine sub saharienne, et que le mot même Afrique vient du mot Ifriqiya qui désignait le Nord-Ouest de la Tunisie et qui a été étendu à tout le continent.
L’origine de ce rejet est un racisme à la brésilienne où, jusqu’à aujourd’hui, plus une personne a la peau sombre, plus elle est déclassée dans l’échelle sociale. C’est sur ce racisme latent et sur le rejet implicite de notre africanité que le président putschiste a joué et s’est fait applaudir - car rien ne fonctionne mieux de nos jours qu’un discours populiste d’extrême droite, flattant les instincts les plus bas dans une société.
Il faut dire que, la nature humaine étant malheureusement la même partout et en tous temps, le Maghreb ne voyait dans l’Afrique subsaharienne, tout au long de son histoire, qu’une terre où piller les richesses (essentiellement l’or et les esclaves) et où exporter sa langue et sa religion. Le même type de rapport colonial qu’il endurera ensuite, quand la puissance sera européenne.
La deuxième question remise violemment à l’ordre du jour par la diatribe raciste du président putschiste est la question politique : dans quel espace régional notre pays, et le Maghreb de façon générale, doit-il chercher à s’intégrer ?
Depuis sa création en 1945, la Ligue Arabe est une coquille vide. Le projet d’union maghrébine entériné à Marrakech en 1989, censé intégrer la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie, est mort et enterré à cause du conflit entre le Maroc et l’Algérie à propos du Sahara occidental. L’Europe a décliné poliment les tentatives du roi du Maroc Hassan II de rejoindre l’Union européenne. Que reste-t-il alors ?
Pour les hommes politiques maghrébins, pour une fois en avance sur leurs sociétés, la recherche de liens plus étroits avec les pays subsahariens était la solution au blocage de l’intégration interarabe et intermaghrébine.
La course à l’Afrique subsaharienne a été ouverte par la Libye de Kadhafi, qui se rêvait roi de l’Afrique. Moins folklorique et plus organisée a été la politique marocaine de pénétration des marchés de l’Afrique centrale et de l’Ouest. L’Algérie a emboité le pas au Maroc, dans le cadre d’une rivalité tous azimuts. Sous Ben Ali, la Tunisie était totalement absente de cette course. Il fallait remédier au plus vite à cette absence préjudiciable, d’abord pour mon pays.
Dès ma prise de fonction en 2011, j’ai fait le tour de plusieurs capitales africaines, accompagné d’une délégation comprenant une centaine d’hommes d’affaires, pour tisser des relations d’entraide et d’échanges.
Partout, nous avons été très bien reçus et des projets de coopération, essentiellement dans le domaine de la santé et de l’enseignement, ont été mis sur les rails. C’est tout ce travail qui a été détruit par un apprenti dictateur incompétent et irresponsable.
Il n’en reste pas moins que la Tunisie connaît, comme tous les pays maghrébins, un vrai problème qui va aller en s’aggravant, dû cette fois-ci au facteur géostratégique, c'est-à-dire à sa position sur la carte du monde.
Aujourd’hui, à cause de l’instabilité politique, du réchauffement climatique, de la crise économique et d’une démographie galopante, la jeunesse subsaharienne n’a d’autre choix que l’émigration, le plus souvent vers les pays européens. Or le Maghreb est la plus courte voie d’accès. Il est donc condamné à subir la pression migratoire venue du Sud et la pression politique venue du Nord pour arrêter cette migration (avec chantage économique à la clé).
Pris en étau entre deux forces terribles de sens contraire, la Tunisie et le Maghreb de façon générale font face à des choix impossibles.
Nos propres crises économiques et politiques alimentent la ruée vers le Nord, avec un impact politique majeur sur les pays de destination. Aujourd’hui, l’extrême droite européenne – comme partout profondément antidémocratique – surfe sur la peur de l’immigration pour ramener l’Europe aux années trente du siècle dernier. Que deviendrait la démocratie et le monde avec une Europe revenue aux heures les plus sombres de son histoire ?
Ces trois grandes questions sont de terribles défis auxquels sont confrontés tous les Maghrébins… mais pas seulement eux.
La question de la migration clandestine des Nord-Africains et des Africains subsahariens ne peut être résolue que dans le cadre d’une politique de coopération économique, à grande échelle et sur le long terme, entre l’Europe et l’Afrique, considérées comme des régions au destin commun.
La question de l’identité se pose partout du fait de la mondialisation. Ce n’est qu’en changeant notre conception de cette identité que l’on pourra tenir en laisse ce loup dangereux qui s’appelle le racisme. Pour nous Maghrébins, cela revient à admettre que nous sommes, de par la géographie et l’histoire, des Arabo-berbéro-afro-méditerranéens, et donc à assumer notre africanité au même titre que les trois autres couches de notre identité.
Seule l’intégration sous-régionale, à savoir la remise sur les rails de l’Union du Maghreb, peut booster l’économie de notre région et donc ralentir l’émigration de notre jeunesse – y compris celle qui est qualifiée, rarement considérée par les pays d’accueil comme un don des plus pauvres au plus riches.
Reste la question du traitement humain des migrants. Les Maghrébins choisiraient la pire des solutions s’ils transformaient le Maghreb en vaste camp d’internement, payé par l’Europe et les Européens et la pire des solutions en transformant l’Europe en forteresse assiégée.
C’est de notre avenir à tous et aussi de notre honneur qu’il s’agit.
Dr Moncef Marzouki a été le premier président démocratiquement élu de la République tunisienne, de 2011 à 2014. Professeur en médecine et militant des droits humains avant la révolution de 2011, il a fondé le parti al-Irada en 2015, renommé al-Harak en 2019.
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